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Radio Pomponcinelle, la Radio qui bat des Ailes à l'insigne honneur et le plaisir de vous présenter l'oeuvre d'une âme noveliste ! Blaz : Katha, tendance: un peu bloqué du titre pour le moment, les lignes qui suivent sauront vous transporter dans son univers. Radio Pomponcielle, vous invite au plongeon. C'est parti !

Il faisait froid quand les premiers tintements de clochettes traversèrent les brumes matinales. Les rues se trouvaient depuis longtemps veuves de leur animation d’autrefois, toutes tintamarrées qu’elles avaient été de leurs crieurs entêtants, leurs charrettes grinçantes et de ce brouhaha général lancinant et joyeux. Désormais, chacun menait ses activités avec la furtivité du rongeur aux aguets, pressé de retourner au plus vite s’enfermer chez soi, et priant pour que la fin du monde ne l’y trouve pas, caché derrière de maigres planches.

Ainsi, lorsque le cortège émergea du brouillard, la rue avait été désertée précipitamment. Quelques outils avaient été abandonnés sur le sol, un seau déversait encore son contenu, et un sabot noir était resté planté dans la boue épaisse.

Ils traversaient la grande rue dans un silence de cathédrale, seulement rompu par les petits carillons d’appel que des encensoirs faisaient vibrer dans leur pesant balancement. À travers la myrrhe, les silhouettes se traînaient à contretemps. Les disciples du grand Seigneur et Juge, Cerboros, adorateurs du tout puissant Dieu Soleil et guérisseurs du Chancre noir, exécutaient leur procession.

Dans tous les villages, on voyait passer ces défilés de corps estropiés recouverts de bandages jusqu’aux yeux, boîtant, claudiquant, clopinant comme autant d’araignées mal écrasées. Seuls les apôtres, massives figures drapées dans leurs manteaux de velours argenté, couvertes de bandelettes noircies de saintes écritures, marchaient en tête, inébranlables, leurs pas rythmés par d’épais bâtons de fer.

Orphosme était de ceux-là. Il avait survécu à la supplication au Dieu Soleil et avait gagné le droit de marcher aux côtés des immaculés. Il avait été choisi par le très grand Cerboros pour sauver les corps et les âmes des hommes du Chancre noir. Aujourd’hui, il en verrait de nouveaux se mettre sous sa protection et celle de ses frères. Il avait été placé à tout jamais hors de portée de la maladie et avait dorénavant pour mission d’éradiquer le mal qui ravageait le monde des hommes depuis le grand sacrilège. L’honneur qui lui était fait était immense et on ne tolérerait pas d’erreur.

Bientôt, des hommes et des femmes à la mine effrayée répondirent à l’appel. Émergeant des chemins de traverse, ils venaient se repentir et implorer le pardon pour leurs souillures, et le pardon leur serait accordé, selon la volonté du Dieu Soleil. L’archonte Polysiem émit un grognement de contentement devant cette perspective. L’homme était admirable. Un maître guérisseur, austère mais jovial, qui n’avait de plus grande joie que d’éradiquer le Chancre et de sauver les malades par tous les moyens. Seul le regard terrifié de ses futures ouailles le rendait morose. « S’ils savaient, ils nous rejoindraient le cœur empli de rires et de danses. » disait-il souvent. Il avait raison. Ils allaient être sauvés.

On mit à nu les malades. Orphosme, en qualité de nouvel apôtre, fut chargé de l’auscultation. Le mal se révélait à la peau des individus. Il en inspectait chaque parcelle avec minutie, et signalait les zones touchées par le Chancre, là où la peau se déformait en de singulières bosses, comme soulevée par d’épais filaments qui leurs traversaient les membres. On pouvait même le voir bouger sous l’épiderme, si on l’observait assez longtemps. Certains, dont seuls les bras ou les jambes étaient atteints, pourraient être sauvés. Les autres, touchés au cou, à la poitrine, à la hanche, devraient renoncer à leur enveloppe charnelle et implorer le salut de leur âme au Dieu Soleil. Enfin, s’il constatait une progression visible de la maladie aux globes oculaires, alors on ne pouvait que s’assurer que le Chancre serait parfaitement et rigoureusement anéanti.

Tous tremblaient comme des feuilles, ce qui ne lui facilitait pas la tâche, mais il vint à bout de ses observations sous les grognements satisfaits de l’archonte. Il se retint de céder aux démangeaisons que les bandelettes qui le recouvraient excitaient constamment pour reprendre dignement sa place dans les rangs de ses frères. Une fois la procession terminée, ils rejoindraient les chirurgiens et le grand bûcher allumé pour l’occasion. Cela faisait déjà cinq ans que le Roi fou avait commis le grand sacrilège, renonçant au Dieu Soleil et permettant au Chancre noir d’infester toutes les provinces. Seul l’Ordre solaire avait pris des mesures pour empêcher l’humanité de plonger complètement dans les ténèbres. Les morts avaient été innombrables, et il ne restait aujourd’hui que l’ombre d’un peuple autrefois florissant. Les villages décimés ressemblaient à des coquilles vides, seulement agitées de quelques frissons lorsqu’un rare survivant s’aventurait dehors. Les parents d’Orphosme avaient rapidement été très malades, et les frères de l’Ordre n’avait pu sauver que lui, et durent purifier le reste de sa famille. Mais ils lui donnèrent l’espoir. L’espoir que l’humanité pouvait être guérie par les voies de l’Astre suprême, avec pour guide le grand Cerboros. Dès qu’il fut en âge de servir, Orphosme revêtit les Écritures et avait marché depuis aux côtés des guérisseurs. Un jour, s’il s’en montrait digne, il pourrait rejoindre les paladins, qui poursuivent le Chancre sans relâche et suivent la voie de l’épée pour guérir ceux qui ne veulent pas être sauvés.

Les frères dormirent dans la grande Église solaire qui surplombait la ville. La procession s’était bien déroulée, aux dires de l’archonte Polysiem. Il avait passé sous silence l’erreur commise par Orphosme. Celui-ci n’avait pas vu que le malade n’était pas seulement touché au bras mais aussi que son œil montrait des signes de l’infection. « Je peux les voir aussi clairement que le Dieu Soleil lui-même » avait plaisanté l’archonte. On ne lui en avait pas tenu rigueur, et on purifia le malheureux, malgré le travail inutile des chirurgiens. Les autres avaient été proprement bandés et avaient rejoint la procession. Leur travail était terminé. Demain viendraient les paladins.


Ce matin-là, Orphosme émergea d’une curieuse léthargie. Les immuables bandelettes qui enserraient son corps envoyaient les battements de son cœur résonner dans tous ses membres. Après des semaines de procession, la fatigue commençait à déborder sur ses journées. Le travail de guérison était aussi rigoureux qu’épuisant, et malgré l’importance de sa mission, la perspective de rentrer bientôt à la capitale le rendait impatient : la cérémonie des miraculés était un honneur immense accordé à tous les serviteurs de l’Astre suprême. Il pensa à ses parents et imagina quelle fierté aurait brillée dans leurs yeux, avant de sortir rejoindre les frères déjà sur le départ. Malgré un ciel sans nuage et un soleil haut dans le ciel, la clarté du jour lui parût ténue comme au crépuscule. Ils reprirent la route pour leur dernière étape, avec derrière eux la longue traînée grisâtre des processionnaires. « Les hommes ne veulent pas être sauvés » se surprenait-il parfois à penser en voyant certains regards pleins d’effroi percer les bandages. Se pouvait-il que l’humanité ait complétement basculé du côté du Chancre, tel feu le Roi avant elle ? Devait-on les mener à la salvation comme un troupeau de brebis indociles, avec des chiens et des badines ? Le méritaient-ils seulement ? Une soudaine douleur à l’arrière du crâne chassa ces pensées impures. La fatigue prélevait son dû, et tout son corps se rebellait. Des contractions soudaines saisirent ses muscles, d’affreuses démangeaisons lui piquaient les bras et le torse. Et s’éleva le battement, tonitruant, de son cœur.

A peine la procession arrivée à la capitale, Orphosme se trouva convoqué dans les appartements de l’archonte. Son cœur battait la chamade. Si près de se voir définitivement consacré apôtre au cœur même de la capitale, allait-il tout perdre ? Lorsqu’il ouvrit la porte de l’antichambre, un voile de peur assombrissait la pièce. Allait-il être châtié pour sa négligence ?

" Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir ?

  • Je… J’ai commis une erreur. Je n’ai pas vu…
  • Tu n’as pas voulu voir, frère Orphosme. Pourtant tes yeux te le disaient, et tu ne les as pas cru.
  • Je ne pensais pas…
  • Nulle question de penser, tu dois apprendre à lire. Il faut savoir lire dans les yeux des hommes. Cela peut prendre toute une vie, mais c’est là qu’est notre vraie mission. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai souhaité te voir. Me trompé-je en disant qu’il y a un doute au fond de toi ? Un doute sur la divine mission qui nous a été confiée ?
  • Seigneur Polysiem, je crois en notre mission, je vous le jure !
  • Frère Orphosme, de cela j’en suis persuadé, car ça n’est que sur la croyance que le doute peut prospérer. Je souhaite simplement comprendre.
  • Je… Je ne sais comment le dire. J’observe les miraculés, ceux que nous avons sauvés. J’essaye de lire dans leurs yeux. Mais je n’y vois que la souffrance, que la peur. La peur de… nous. Comme s’ils ne voulaient pas nous suivre. Comme si nous leur faisions du mal. Pourquoi Seigneur ?
  • Mon frère, j’ai pour idée que le Chancre est en chacun de nous, d’une certaine façon. Bien plus qu’une affection du corps, il est une maladie de l’esprit. Il ronge celui qui doute du chemin qu’on lui fait emprunter, jusqu’à le perdre dans le sacrilège. Nous qui sommes les derniers bergers de l’humanité, nous pouvons autoriser ce doute dans les yeux de nos brebis, mais nous ne pouvons le laisser souiller les nôtres. Il nous faut ignorer les mouvements du cœur et arpenter le chemin avec la plus inébranlable sérénité."

Orphosme retint un sursaut. Il avait senti quelque chose remuer. Quelque chose sous ses bandages, quelque chose sous sa peau. Comme un énorme ver qui se réveillait en panique avec la force d’un nerf de bœuf, et qui dansait sous sa chair. Il regarda les lèvres de l’archonte bouger pendant qu’une terreur glacée lui coulait dans le cœur. Le Chancre. Il l’avait en lui. Il était invisible sous les bandages mais il était là, dans ses mains, ses jambes, sa poitrine, son cou. Il n’avait pas voulu le croire mais il le sentait. Il allait mourir. Il revoyait les membres amputés à la scie, les corps hurlants sur les bûchers, la souffrance humaine qui allait bientôt être la sienne. Il sentait le Chancre grimper comme un lierre empoisonné pour lui comprimer les yeux, lui ôter la lumière du soleil.

" Tu n’as pas encore vécu ta révélation, mais elle viendra, comme elle m’est venue, à moi. Le Dieu Soleil lui-même t’as confié cette mission, par la voix de notre Seigneur et Juge. Ne laisse rien au monde te priver de ce droit sacré. "


Orphosme garda les yeux rivés au sol en approchant du palais curial. Il avait souhaité le contempler pendant si longtemps, et maintenant la peur d’être découvert lui interdisait de le regarder en face. Il sentait le Chancre fouiller jusque dans ses orbites, et le soleil pourtant brûlant ne colorait pour lui la terre que d’une faible touche ocre. La douleur s’était tue, et le Chancre s’enroulait désormais sans effort autour de ses membres. Les miraculés attendaient déjà, parqués par milliers au sein de l’immense cour intérieure, tandis que les apôtres gravissaient en cadence les étages du péristyle, faisant résonner leurs lourds bâtons de marche à travers les colonnes, pour prendre place face à l’estrade, surplombant la cour de toute leur hauteur. Lorsqu’il s’arrêta, Orphosme se sentit étrangement ébloui par la masse de corps qui se comprimait au sein de la cour. Une seule clochette retentit et le concert des cannes s’arrêta. Le silence le plus parfait s’abattit sur la foule. Une silhouette immense émergea d’une des entrées du palais. Les bandages enluminés de saintes écritures dorées, vêtu seulement d’un long manteau noir et arborant un énorme bâton d’or, le Seigneur et Juge Cerboros prit sans se presser la place au sommet de l’estrade, et la foule devant lui ondula dans une vague de frissons. Lui aussi semblait irradier d’une lumière vive.

« Mes frères et sœurs bien aimés, mes disciples. Le Dieu Soleil nous honore de sa magnificence aujourd’hui pour bénir nos efforts. Il nous a désigné comme le rempart de l’humanité face à la peste et la ruine. Aujourd’hui, il fait devant nous éclore les fruits de notre labeur. Dans cette enceinte sacrée, vous contemplez les représentants d’une nouvelle race d’hommes, délivrée de la corruption du corps et de l’âme. Vous, mes disciples, éternellement immaculés, c’est à vous de les guider vers la lumière qui règne déjà dans votre cœur. »

Le Chancre bougea. Orphosme le sentit dans ses yeux. Les corps mutilés qui formaient cette assemblée émettaient une lumière noire. Quelque chose se dessinait en eux. Au son du battement frénétique de son cœur, sa vision changeait. Il pouvait voir dans leurs membres, dans leurs entrailles, une masse noire caressant leur chair de ses appendices. Il le voyait. Le Chancre. Sous les bandages encrassés des miraculés, il vit avec horreur un millier de gouffres tentaculaires onduler doucement. C’était impossible. Il avait perdu l’esprit.

« Le combat que nous menons n’est pas terminé, car à la lumière s’oppose toujours l’obscurité. Certains traîtres à leur sang proclament que le Chancre n’est pas notre ennemi mortel, que l’homme peut vivre en bonne entente avec le diable. Mais quelle humanité nous promettent-ils alors ? Non, mes frères, ces hérétiques-là représentent un danger plus grand encore que la peste, car le feu ne suffira pas à les purifier. Il faudra qu’ils traversent la peur, la mort, la destruction et l’oubli pour nous en libérer complètement. »

Orphosme leva les yeux sur ses frères, mais il sut avant de le voir. Au cœur de chacune de ces massives silhouettes, au travers des épais bandages, au travers des saintes écritures, le Chancre noir luisait du même éclat malsain. Et Cerboros lui-même, le très saint Seigneur et Juge, premier adorateur du Dieu Soleil et guérisseur du Chancre noir, abritait en son sein le même blasphème. « Et lorsque la dernière souillure du Chancre viendra à périr, lorsque nous serons les derniers à demeurer en ce monde, alors le salut viendra à ceux qui sont restés purs, et à ceux qui les suivent avec ferveur. Ne doutez point de l’Astre sacré, nous montrera la voie pour les millénaires à venir. » Un nuage sembla obscurcir le palais. Orphosme leva les yeux au ciel, et étouffa un dernier hoquet de terreur. Dans les nues, l’Astre sacré éclatait de ténèbres, ses rayons changés en affreux appendices. Un gouffre noir dansait au milieu de l’azur.

« Voyez-vous ce que je vois ? Une humanité nouvelle. »